La crise sanitaire et la crise des RH qui a suivi n’ont pas suffi à entraîner la disparition de l’offre publique de santé, alors que l’hôpital est dépeint « en faillite », « au bord du gouffre », « à l’abandon » depuis une vingtaine d’années.
Il ne faut cependant pas aménager les conditions d’une offre publique moins-disante dans un contexte d’incertitude sociale élevé.
Dans les hôpitaux, l’année 2022 se termine sur un exercice inachevé de concordance des temps qui peine à aligner attentes individuelles, revendications collectives et adaptation du service public. Ce décalage se ressent plus particulièrement entre :
- le temps court des renforts, sur-rémunérations et expédients ponctuels et le temps long de l’attractivité, de la reconnaissance et de la fidélisation dans les établissements de santé ;
- le temps court de la gestion des crises saisonnières et pandémiques (VRS, grippe, covid) et le temps long de l’anticipation, de la gradation des soins, de la restructuration de l’offre en fonction des besoins des populations ;
- le temps court pour dénoncer les violences faites aux femmes et le temps long pour faire changer les cultures et les relations de travail entre femmes et hommes ;
- le temps court de la guerre en Ukraine et le temps long de partenariats internationaux entre les CHU et plusieurs hôpitaux ukrainiens.
Des décisions récentes, à l’instar de l’avis rendu par le Conseil constitutionnel le 20 décembre sur le projet d’interdiction aux jeunes IDE de travailler en intérim à l’issue de leurs études, traduisent les difficultés de notre système de santé pour évoluer de manière programmatique, prospective, cohérente et non de manière urgente et réactionnelle.
La mise en œuvre des CNR santé tente de répondre à ce besoin de prospection et de projection, sur le fondement de débats et de projets territoriaux. L’organisation de notre système de santé plaide fortement pour revoir la carte de l’offre de soins afin de recentrer les moyens humains disponibles sur des structures pouvant répondre aux besoins des territoires de manière régulée et complémentaire. Cette voie n’est pas facile à emprunter pour plusieurs raisons. Elle impose notamment :
- une analyse lucide et objective des besoins de soins sur un territoire (âge des populations, composantes sociales et économiques, niveau de dégradation de l’environnement et exposomes locaux, activité des structures de soins implantés localement ) pour en tirer des priorités d’actions objectives, partagées, mais aussi opposables tant aux soignants qu’aux usagers ;
- de questionner l’ensemble des leviers pour rapprocher les soignants des patients dans les zones sous-denses (en commençant par interroger la notion même de déserts médicaux). Les ignorer reviendrait de facto à refuser des soins, alors que les usagers qui vivent dans ces territoires sont également des contribuables qui ne sous-cotisent pas aux caisses sociales ;
- une compréhension commune de la part des élus locaux, des populations, mais aussi des équipes de soins que la proximité ne signifie nullement la sécurité des soins. Un service hospitalier « à éclipse », qui ne fonctionne pas suffisamment, qui doit fermer ses portes régulièrement, qui préfère transférer systématiquement plutôt que de prendre en charge des patients complexes, ou qui ne fonctionne qu’en faisant appel à des professionnels intérimaires ou en s’appuyant sur le renfort d’autres hôpitaux à proximité, est porteur de risques pour les usagers, mais aussi pour le fonctionnement durable des établissements.
Cette voie s’inscrit résolument dans un temps long. Il ne sera pas celui des tribunes médiatiques toujours plus anxiogènes qui décrivent les fuites majeures de personnels et, plus largement, un « hôpital public […] en train de se fissurer et bientôt de s’écrouler », contribuant ainsi à le rendre résolument repoussoir alors que les personnels qui y sont formés attendent la reconnaissance de l’institution qui les emploiera. Il ne sera pas celui de la stigmatisation des fonctionnaires et agents publics qui travaillent à l’hôpital, non par recherche de stabilité de l’emploi ou de rémunérations performantes, mais pour servir l’intérêt général. Ce choix est d’autant plus difficile à faire que les textes actuellement applicables à la FPH ne prennent que peu en compte les variations de niveaux de vie entre régions ou zones d’activité. Il ne sera pas celui d’un système de financement qui privilégie une distribution facialement égalitaire (et peu prospective) des ressources issues de l’assurance maladie entre les secteurs public et privé, alors que l’équité devant les charges publiques n’est pas suffisamment prise en compte entre les opérateurs. Il ne sera pas celui de formations lacunaires ou insuffisamment en phase avec les besoins sur le terrain. Il ne sera pas celui d’usagers insuffisamment associés aux évolutions stratégiques des établissements et trop peu informés des risques de maintenir une offre de soins qui correspond au modèle du « tout partout ».
Les bouleversements de 2022 accompagneront encore les hôpitaux en 2023 (crises sanitaires, crise des ressources humaines, inflation, cybercriminalité, pénurie de médicaments ). Nous devons donc nous y préparer collectivement, mais sans céder aux sirènes du déclinisme ou aux mesures à l’emporte-pièce. En 2023, les orientations qui viendront privilégier la modernisation et l’optimisation de notre système de santé seront les bienvenues, notamment pour :
- favoriser l’avènement d’un service public territorial de santé et assumer de faire de la gradation des soins, le cas échéant en s’appuyant sur les GHT, un outil à la main des ARS, confortées dans leurs missions de régulation à l’échelle d’un territoire (vis-à-vis de l’ensemble des acteurs, qu’ils soient publics ou privés) semble indispensable pour éviter les drames qui trop souvent précèdent les réformes. Nous devons sortir de cette logique d’évolution en escalier, en grande partie réactionnelle, qui ne donne pas aux acteurs le temps de la compréhension des enjeux ;
- permettre aux établissements (publics, voire privés en fonction de leur implication dans les missions d’intérêt général qui peuvent leur être confiées) de financer les innovations utiles pour les patients (ou futurs patients) du territoire. Les établissements publics de santé doivent ainsi pouvoir accéder aux crédits du plan de relance pour disposer des moyens de leur transition écologique (faire évoluer les process de soins notamment pour la chirurgie, renforcer la recherche et l’enseignement en santé environnementale, privilégier une pharmacopée plus « verte », sécuriser l’investissement et les achats durables) ;
- accompagner la transition numérique des établissements en se donnant les moyens d’un partenariat avec l’État, en particulier pour faire face aux enjeux de cybersécurité. Dans ce domaine, sortir d’une logique de constats de l’atteinte (ou non) d’objectifs nationaux, sans prendre en compte les capacités de financement et le besoin de conseil des établissements, serait probablement plus utile et plus dynamique ;
- actualiser ce à quoi renvoie le service public hospitalier (et les moyens de le mettre en œuvre). Il doit pouvoir en pratique s’appuyer sur des professionnels engagés et disponibles, ce qui plaide a minima pour un passage en revue du cadre indemnitaire des personnels hospitaliers ;
- sortir d’une logique de primes et de compensations plus ou moins simple à documenter, au profit de valeurs lisibles, admises par les communautés hospitalières et basées sur la notion d’intérêt général, peut constituer une étape du besoin de reconnaissance indispensable à la plus grande attractivité des établissements publics. L’égalité femmes/hommes doit donc se traduire par des déroulements de carrière ne souffrant d’aucune restriction basée sur le genre. La rémunération doit certes refléter l’expertise, mais aussi le niveau de contrainte, l’engagement personnel et collectif, et intégrer le coût de la vie en fonction des régions. Le management doit pouvoir être valorisé quand il est efficace et faire l’objet d’un accompagnement de la part des institutions. L’usure, abordée pour les trois fonctions publiques dans le cadre de la loi de transformation de la fonction publique en 2019, doit se traduire concrètement pour les professionnels qui y sont le plus exposés à l’hôpital (en dépassant les perspectives relatives aux formations et au reclassement, notamment en favorisant la reconnaissance de droits acquis lors de la liquidation de la pension).
Pour Robert Francis Kennedy « seuls ceux qui prennent le risque d’échouer spectaculairement réussiront brillamment ». La situation actuelle du système de santé plaide pour prendre des risques dans l’évolution de l’accès aux soins. Ne pas les prendre ne nous dispensera pas d’échecs spectaculaires. Le coût de l’inertie n’est pas acceptable, d’autant plus que le recentrage des forces a d’ores et déjà été mis en œuvre dans bon nombre de pays de l’Union européenne. Le système de santé constitue un enjeu décisif pour le bien-être des Français, mais aussi pour l’innovation, l’économie du pays et le contrat social qui unit la nation.